TITI TU TE METS AVEC MOI
POUR TRAQUER LES MAUVAIS PAYEURS
COMME EN ESPAGNE EL COBRADOR
CE SERA MOI
http://fr.youtube.com/watch?v=_CRu4cGAiPcMADRID CORRESPONDANT
La petite Peugeot ne passe pas inaperçue quand elle se gare au pied de l'immeuble. Sa carrosserie noire et blanche évoque les voitures pies qui équipaient naguère la police française. Mais l'homme qui en sort n'est pas un policier. Pis, c'est El cobrador del frac, l'encaisseur au frac.
Une raison sociale précisée en grosses lettres sur la portière, comme sur l'attaché-case qui ne le quitte jamais. Avec son chapeau haut-de-forme, sa queue-de-pie et ses lunettes noires, on croirait voir la silhouette de Dracula passer les portes vitrées du hall et disparaître dans l'ascenseur.
Consultez les dépêches vidéo des agences AFP et Reuters, en français et en anglais.
Abonnez-vous au Monde.fr : 6€ par mois + 30 jours offertsLes passants ont reconnu le déguisement. Il y a vingt ans qu'El cobrador del frac, une société de recouvrement de créances aux méthodes bien particulières, existe en Espagne. Un seul mot d'ordre pour ses quelque 300 encaisseurs qui traquent les mauvais payeurs dans tout le pays, ainsi qu'au Portugal : éviter toute discrétion. "Nous cherchons à mettre le maximum de pression psychologique sur le débiteur", explique Juan Carlos Granda, directeur international de l'entreprise. En d'autres termes, lui faire honte.
L'homme au frac entre en scène quand les procédures habituelles de recouvrement ont été infructueuses. Il fait toujours son petit effet lorsqu'il se présente à l'improviste, comme ce matin-là, à l'accueil d'une entreprise et demande à parler au patron. Celui-ci étant généralement "en réunion", El cobrador précise à la cantonade l'objet de sa démarche, laisse sa carte, demande qu'on le rappelle. En l'absence de réaction, il rendra visite aux actionnaires ou aux partenaires du débiteur. S'il le faut, il sonnera au domicile de sa cible, sous le regard stupéfait du voisinage. Il reviendra, jusqu'à ce que le harcèlement porte ses fruits.
"NOTRE SYSTÈME FONCTIONNE BIEN"
La direction de la compagnie cite volontiers l'anecdote récente d'un couple aisé qui traînait les pieds pour régler au traiteur les 60 000 euros d'un repas de noces. L'encaisseur n'eut pas besoin de sortir son frac. S'étant procuré la liste des invités, il commença à les appeler un à un pour les informer qu'ils devraient payer personnellement ce qu'ils avaient mangé. "Honteux, le couple a très vite payé." Toutes les affaires ne sont pas aussi simples, et en fonction de la difficulté de la tâche, El cobrador prélève une commission qui peut dépasser 50 % de la somme recouvrée. Pour beaucoup de créanciers, mieux vaut lui abandonner une forte prime contre un résultat rapide, plutôt que se lancer dans un marathon judiciaire souvent infructueux.
"Notre système fonctionne bien", se réjouit-on au siège madrilène de la société. Impossible de manquer l'adresse, indiquée par de grandes enseignes. Il y règne une atmosphère de ruche, entre le bourdonnement incessant du call center et le va-et-vient de commerciaux. Aux murs, des trophées de chasse - tête de lion, défenses d'éléphant, etc. - composent une étrange décoration. Pour le chasseur d'impayés aussi, le gibier abonde en période de crise. En septembre, le chiffre d'affaires d'El cobrador del frac a augmenté de 45 % par rapport au même mois de 2007. "On s'attend à une augmentation de plus de 50 % cet automne et l'année prochaine", savoure M. Granda, précisant que 80 % du chiffre d'affaires est réalisé dans le secteur sinistré de la construction.
L'entreprise, fondée en 1988, compte 550 salariés. Elle cherche à recruter une cinquantaine de personnes supplémentaires, essentiellement des collecteurs, pour les affecter en priorité dans ses agences d'Andalousie et de la communauté de Valence, les plus actives en raison de l'intense spéculation immobilière qui a régné dans ces régions.
Toutefois, les ménages surendettés ne sont pas la cible de ces harceleurs. "Nous visons essentiellement les entreprises, précise-t-on à la direction. Et surtout les mauvais payeurs professionnels, ceux qui pourraient mais ne veulent pas payer."
En Espagne, le retard de paiement est une tradition, presque un sport national, explique Pere Brachfield, professeur à l'Ecole d'administration des entreprises de Barcelone, dans son dernier ouvrage, Mémoires d'un chasseur d'impayés : flore, faune et antidotes (Editions Gestion 2000, 14,96 euros, 329 pages). Selon ce spécialiste, 62 % des impayés commerciaux sont volontaires contre 35 % en moyenne dans le reste de l'Europe. A ce "manque d'éthique des entreprises" s'ajoute, dit-il, "l'inefficacité du cadre légal". Il faut en moyenne trois ans de procédure pour que les tribunaux se prononcent. D'où le succès de méthodes plus expéditives.
CLOWNS, CRIEURS DE RUE...
Les clients sont surtout des entreprises, grandes et moyennes. Mais les artisans et les commerçants, parfois même des particuliers, sont de plus en plus séduits par la formule. Montrer son débiteur du doigt, l'exposer à la vindicte, l'atteindre dans son honneur est une pratique née dans les années 1960 en Argentine, où elle est maintenant interdite. En Espagne, elle prospère malgré l'article 18 de la Constitution qui garantit "le droit à l'honneur, à l'intimité personnelle et familiale et à sa propre image".
Les méthodes des encaisseurs-harceleurs obéissent cependant à quelques règles déontologiques. Les menaces physiques sont proscrites. Si son interlocuteur montre des signes de nervosité, le collecteur a pour consigne de décrocher. Quitte à revenir plus tard ou à tenter une approche moins directe. Les incidents seraient très rares, même si, dans certaines sociétés de recouvrement, les collecteurs préfèrent aller par deux. Récemment, l'Agence espagnole pour la protection des données a mis à l'amende un concurrent d'El cobrador del frac pour "pratiques abusives".
Depuis 1988, de nombreuses sociétés ont vu le jour sur le modèle du pionnier en frac. Il y a El torero del moroso (littéralement le torero du défaut de paiement) dont les agents se présentent en habit de lumière. Ceux d'El monasterio de cobro (le monastère du recouvrement) portent la bure des moines du XVIIIe siècle. Les agents d'El zorro cobrador opèrent masqués avec leur cape noire au volant de leurs Smart publicitaires. La liste des collecteurs d'impayés, qui oeuvrent parfois de façon artisanale, s'allonge avec la crise. Les mauvais payeurs peuvent désormais s'attendre à recevoir la visite peu discrète de clowns, de crieurs de rue munis de trompette, de joueurs de cornemuse, de singes, etc.
Sur sa lancée expansionniste, El cobrador del frac a tenté de s'implanter en France. Dans le bureau de M. Granda, une affiche montre un homme en frac et sa voiture pie sous la tour Eiffel. Malgré une campagne de promotion sur le thème "Nous visitons vos débiteurs", cela n'a pas pris. Pas encore.
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